Le paquebot de Pierre Assouline
1932. Le Georges Philippar paquebot de la mythique compagnie les Messageries maritimes largue les amarres pour une traversée de Marseille à Yokohama, la ligne impériale. 358 passagers. Sur cette petite ville flottante, en première classe qui retient toute l’attention de l’auteur, une population cosmopolite de capitaines d’industrie, starlettes de cinéma, membres des grandes familles d’Europe, aventuriers de tout poil et Albert Londres, le grand reporter que l’on sait, qui va devenir la mascotte du bord avec ses histoires rares. Ce microcosme bigarré passe sous la plume acérée de Pierre Assouline : discussions sur le temps qu’il fait, celui qui passe, amours de passage, assoupissements élégants sur les ponts-promenades, concours de toilettes entre les femmes, propos définitifs entre les hommes en guise de querelles d’ego sur l’histoire de l’humanité etc. La montée de l’hitlérisme en Europe partage les partisans d’un retour à l’ordre et ceux qui pressentent les grands désordres à venir. Elle donne une armature aux échanges.
Une atmosphère toxique lie ses êtres hors du temps et si loin de l’univers marin. Tout concourt pour les en éloigner : le confort du bord, la stabilité du paquebot, la hauteur sur l’eau font oublier que l’homme n’est pas fait pour vivre sur l’élément liquide.
L’auteur laisse à d’autres la pédagogie sur le monde de la mer, point de passage obligé de la littérature maritime : Peu de choses sur la navigation, la géographie des iles, les marins et leurs traditions, la flore et la faune des grands fonds, l’architecture navale.
Le sens profond du livre : l’emprise de la mer sur les hommes, soigneusement cachée sous une chape de luxe. Pierre Assouline se déguise en entomologiste pour observer des centaines d’humains dans un bocal bien clos, secouer, analyser les réactions des insectes, faire le tri entre le bon grain et l’ivraie et juger les caractères dont la mer est un puissant révélateur
« Et de la mer il ne sera question, mais de sa place au cœur de l’homme …» Cet extrait d’un poème de Saint-John Perse aurait trouvé sa place en première page du livre.
Et pour faire bonne mesure l’auteur confronte ses cobayes à l’épreuve du naufrage. On le sent venir; il sème ses petits cailloux à pas feutrés au fil des pages : mégot mal éteint, craquement d’un feu de cheminée, court-circuit dans une chambre. Une flamme apparait dans un recoin. Ce n’est rien. C’est éteint, ne vous inquiétez pas. Chacun retourne à sa langueur. Fumée, premiers étouffements. Les flammes lèchent les boiseries, grillent les étoffes, s’engouffrent dans la soufflerie des coursives. Sonnettes d’alarme, cris. Sauve qui peut général. Le paquebot coule au large du cap Gardafui au large de la Somalie sur le chemin du retour. 40 morts.
De sa grande main, Neptune a repris ce qu’il a donné : aventure, faste, rencontres et rappelé qu’en mer le paradis et l’enfer sont voisins de palier.
Pierre Assouline a mis sa plume cultivée , à la fois fine et forte, ainsi que l’envergure et la densité de son analyse au service de l’ épopée qui unit les hommes et la mer. Il met en scène avec talent la grande époque des paquebots, moment fort de notre histoire maritime faite de grandeur et de misères.
Edouard
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