QUEL AVENIR POUR LA MEMOIRE FAMILIALE ?
Le temps passe. Les générations aussi. Que reste-t-il de toutes ces vies au delà de nos grands parents que nous avons pu connaitre ? Peu de choses si on ne s’en occupe pas. A une certaine époque on se mariait pour la vie. Bien sur il y a avait quelques divorces discrets qui écornaient le contrat social mais pas de quoi déraciner les arbres généalogiques. Dans la plupart des cas, on vivait dans la même ville ou à proximité, parfois dans le même immeuble pour toute une vie. La mémoire familiale qui aime les racines profondes y trouvait son compte. Le grand vent de la libération des mœurs et de libéralisation de l’économie ont abimé les lignées et détruit le cadre stable qui garantissait la préservation et la transmission de cette mémoire.
A notre époque la multiplication des divorces, la recomposition familiale et les changements réguliers de domicile brouillent les fils des vies personnelles, les noms et les liens familiaux. Les déménagements provoquent, par négligence des pertes ou destructions de documents précieux sur l’histoire des familles. La tradition des grandes vacances dans des lieux de villégiature où se construisaient des amitiés de génération en génération, elles - même gardiennes de la mémoire, s’estompe au profit de congés courts grâce aux vols low costs et airbnb qui protègent les porte-monnaie mais dispersent les souvenirs et les amis.
Il ne s’agit pas ici de juger cette évolution qui présente beaucoup de points positifs mais de constater que la préservation de la mémoire familiale en est une des grandes victimes. Faut-il toutefois la préserver ? . Elle peut héberger le malheur et la souffrance. « Familles je vous hais ! » clamait André Gide. Les jeunes tendus vers l’avenir n’ont pas de temps à lui consacrer. Ce gout peut venir avec l’âge quand les perspectives de vie s’amenuisent, lorsque la nostalgie du passé donne quelques consolations. Mais encore faut- il que les supports de cette mémoire subsistent ou soient restaurés, pas simplement pour satisfaire un subit penchant personnel mais dans l’intérêt de la famille.
A la mort de notre père, nous avons hérité une vielle demeure construite par nos ancêtres en 1820 et restée depuis lors dans le giron familial. S’y trouvaient rangés ou entreposés une masse d’archives et documents familiaux les plus variés. Je me suis rendu compte qu’il y avait là matière à un livre sur notre famille. Je me lançai dans cette aventure en brassant, parcourant, lisant ou jetant quelques milliers de documents. Les plus précieux ont été les lettres, et notamment les plus régulières entre membres de la famille, parfois programmés de façon très précise sous forme d’échanges mensuels ou hebdomadaires. Elles donnaient un panorama saisissant des caractères et opinions, préoccupations, gouts, modes d’échange, ambiance etc . Ce support irremplaçable de la mémoire familiale a quasiment disparu avec l’arrivée du téléphone, qui permet des échanges parfois très riches mais qui s’évanouissent à jamais une fois le combiné raccroché.
Interrogés sur ce sujet les jeunes répondent souvent : « On a les photos et les video». Certes de bien meilleure qualité que celles de ma jeunesse avec un pouvoir de diffusion énorme via les réseaux sociaux. Mais elles privilégient souvent une image léchée de la vie, parfois promotionnelle ou privilégiant les moments - clés (mariages, naissances exploits etc) sans profondeur de champ sur les liens entre les êtres, les personnalités, les domaines intellectuels et culturels familiaux qui sont la matrice de cette mémoire. Sauf vigilance, les photos sont généralement oubliées et englouties à jamais dans les mémoires d’ordinateur, sauf recours régulier au tirage papier, heureux reflexe. Les échanges SMS sont dans la plupart des cas très courts, peu élaborés et voués à la disparition. L’extraordinaire développement des transports a très heureusement favorisé les échanges directs mais sans trace mémorielle et a accéléré la disparition des échanges épistolaires. Restent les armoires des uns et des autres, les archives municipales, paroissiales, les cimetières et bien sûr internet, grand allié dans ce domaine. (sites généalogiques etc).
Pour quoi faire ? La construction ou reconstitution d’une mémoire familiale est nécessaire pour créer ou consolider un socle commun au sein du groupe, identifier les constantes entre ses membres à travers le temps et ce faisant, mieux se connaitre et se comprendre, créer et développer des solidarités et une vie commune. La qualité des relations individuelles est une autre histoire. La mémoire familiale a une certaine autonomie et peut se développer indépendamment d’ elles jusqu’ à un certain point.
Elle apporte de surcroit de la matière première à une discipline en plein développement : la transmission intergénérationnelle selon laquelle un traumatisme peut se transmettre de génération en génération via des mécanismes génétiques . Une meilleure connaissance de l’histoire familiale permettra de révéler les manifestations de ces traumatismes et de leur fréquence d’une génération à l’autre en vue d’un meilleur traitement.
Que faire pour mettre à jour et faire revivre cette mémoire familiale, enfouie et dispersée. Tâche de dentellière mais pleine d’enseignements et de surprises excitantes. Première condition : qu’une entente minimum entre les vivants soit au rendez-vous, trouver un membre de la fratrie qui accepte de s’y mettre pour le bienfait de tous. Le bon candidat peut se trouver parmi les sexagénaires qui ont gardé toute leur énergie, sont progressivement dégagés de leurs charges professionnelles. Obtenir un consensus au sein du groupe pour identifier les supports et lieux de mémoires, les mettre en commun (pas forcement le plus facile), trouver « un geek » dans ses rangs capable de tirer le meilleur parti des outils numériques. Associer étroitement les jeunes qui porteront le flambeau à leur tour. C’est à eux d’ imaginer de nouveaux instruments de transmission.
Du travail en perspective mais qui en vaut la peine !
Edouard
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