LES MYSTERES DU PEUPLE RUSSE
Il existe un mystère du peuple russe : pourquoi les russes ne se considèrent-ils pas comme des citoyens, c’est-à-dire selon Le Robert des « individus considérés du point de vue de leurs droits politiques » ?
A la fin des années 70, un ami m’a recommandé la lecture d’un livre « Lettres de Russie » édité dans les années 1840, écrit par le Marquis de Custine, d’origine lorraine*. J’y ai découvert une série de pistes qui permettent d’éclairer cette question en ces temps troublés. Custine a voyagé plusieurs mois et à plusieurs reprises en Russie. Il a approché les cercles du pouvoir, la société aristocratique et aussi les boutiques et rues des villes, et les villages à la campagne.
Voici ce que j’ai retenu de ses analyses, qui soulignent des divergences majeures avec l’Occident.
Premier point : la religion. La Russie n’a été christianisée qu’à partir de l’an mille, et le schisme de l’orthodoxie l’a très vite séparée de la chrétienté catholique, puis aussi protestante. Pierre Le Grand a interdit le prêche dans les églises, et la soumission de l’Eglise orthodoxe au pouvoir politique est depuis lors une condition de sa survie. Cette religion, nous dit Custine, privilégie le rite, et le message du Christ est principalement doloriste : celui qui souffre est admirable, respectable, il gagne le Ciel, tout comme celui qui aide celui qui souffre.
Deuxième point : la chevalerie : Custine fait remarquer que la Russie n’a pas participé au mouvement de la chevalerie, sa foi, ses ordres fortement judiciarisés, ses croisades, ses codes d’honneur, son respect des faibles, ses combats contre les ennemis de la chrétienté.
Troisième point : la terreur. Pierre Le Grand et ses successeurs, et d’autres avant eux, confrontés à la difficulté de tenir un immense territoire, sans cesse agrandi par leur tradition impérialiste, croient au « knout ». Ils instituent un vaste réseau de camps et de villages, peuplé de détenus arbitrairement choisis pour instiller la crainte de déplaire. Nommé beaucoup plus tard par Soljenitsyne « le goulag », il a traversé sans encombre les siècles et reste aujourd’hui un pilier du pouvoir de Moscou. La cruauté y règne, sans susciter trop de protestation.
Quatrième point : le mensonge. Custine semble abasourdi par l’usage systématique et parfois inutile du mensonge comme une sorte de pratique obligatoire dans l’exercice du pouvoir.
On est stupéfait à la lecture de ce livre par l’invariance de la société russe et de sa gouvernance, qui a résisté après lui à la chute des Romanov, à la chute du communisme…
J’ajouterai un trait que j’ai découvert à la lecture du roman « l’Idiot » de Dostoïevski : l’inversion des signes dans la vie affective. La simple phrase : « elle craignait tellement son mari qu’elle commençait à l’aimer » qui figure dans ce livre, recèle un abîme dans l’approche de l’affectivité : mariée sans amour, l’emprise que fait subir à cette femme la crainte de son mari est clairement présentée comme une forme d’amour. La soumission et l’amour se confondent : les larmes que l’on voit couler sur les joues des moscovites qui défilent, des jours durant, devant le cercueil de Staline en sont la preuve éclatante.
Comment et par quelles étapes ces conditions sociétales pourront un jour permettre l’octroi, aux habitants de ces contrées, par ailleurs diverses, de véritables « droits politiques » ? Gorbatchev s’y est cassé les dents. Depuis lors, la société s’est enrichie, les mentalités ont pu évoluer.
L’élite et les valeurs, une economie de la rente
Pour répondre à cette question, aujourd’hui presque angoissante, on peut suggérer quelques pistes : le rôle de l’élite, pour promouvoir l’émergence de valeurs et donc le droit et la justice, la sortie d’une économie de la rente, fragile car tributaire du cours du gaz, du pétrole et de l'avnenir très incertain de ces sources d'Energie et qui entretient l’apathie de l’économie russe. Les sanctions occidentales auront-elles dans la durée une influence ?
Martine F-B
*Biographie
Fils de Delphine de Sabran et d’Armand de Custine, Astolphe de Custine (1790 – 1857) naît au cœur de la tourmente révolutionnaire : son père et son grand-père sont guillotinés, sa mère est incarcérée tandis que lui reste caché pendant des mois, L’influence de Chateaubriand, qui deviendra l’amant de sa mère, et son père spirituel, est décisive dans son désir d’écrire. Il tente d’abord une carrière dans la politique, vise la diplomatie et la pairie, mais échoue dans ses ambitions. Il reçoit dans son hôtel particulier 6 rue de la Rochefoucauld à Paris (actuel 12), les plus éminents esprits de son temps : Chateaubriand, Lamartine, Stendhal, Balzac, Théophile Gautier, Victor Hugo, George Sand, Chopin, l’actrice Rachel, etc. Il est l’auteur de romans, ainsi que de récits de voyages sur l’Espagne, l’Italie ou encore l’Angleterre. Mais c’est plus particulièrement son ouvrage déterminant et audacieux sur La Russie en 1839 (1843) qui fait de lui un écrivain accompli et reconnu. Cet ouvrage est une version complétée des « Lettres de Russie » qui ont inspiré ce post.
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