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LE GENOU ET LA VOIX

Inès se rend à bicyclette chez son phoniatre (médecin spécialisé dans la voix). Il fait beau, tout va bien. En fille sympa, elle se décale sur la droite pour faciliter le passage d’une voiture et heurte la roue scélérate d’un motard mal garé. Vol plané en plein Paris. Son genou droit heurte violemment le trottoir, sa main râpe le bitume et sa pommette gauche prend un coup au passage. Grand éclair blanc. Emmêlée dans son vélo en vrac et figée par la douleur, elle songe : je chante le rôle-titre de la Cenerentola, opéra de Rossini, après demain à Bienne (Suisse) et gis là broyée sur le bitume parisien. Il faut régler le problème fissa !. Allô parents, bobo ! Elle m’envoie un SMS fluté « Peux-tu me rappeler, j’ai fait un beau soleil à vélo et suis un peu cabossée… ». Je déniche une paire de cannes anglaises enfouie dans le débarras du dernier étage et saute dans la voiture familiale au secours de mon oiseau blessé que je retrouve rue Vaneau, cheveu mou sur œil violacé, et genou en mode pastèque. Il lui est impossible de marcher, mais elle semble avoir déjà absorbé le choc émotionnel et se place d’emblée dans l’action, stoïque dans l’adversité. Le phoniatre avait un généraliste pour voisin de palier. Coup de chance ! Il ne faut jamais désespérer. Il lui a fait une ordonnance: « entorse du genou, une attelle universelle 20 degrés de marque Grimaud ». Cette feuille de route pour les 3 heures qui suivent nous permet de visiter un échantillon plus que représentatif des pharmaciens spécialisés en orthopédie qui nous répondent au choix : « nous ne l’avons pas en stock, pas de cette marque, pas avec la bonne angulation ». Notre rodéo butte piteusement sur l’heure de fermeture des pharmacies avec pour seul viatique 3 maigres adresses pour le lendemain. Seconde étape : récupérer les affaires de la belle en vue de son départ en Suisse, dans son appartement à l’autre bout de Paris. Les ennuis volant en escadrille comme chacun sait, nous tombons sur un ascenseur en panne. Or elle habite au 6 è étage et son état clinique dégradé ne lui permet pas d’y accéder. Nos cerveaux bouillonnants dans l’adversité trouvent l’astuce salvatrice : Je monterai au 6 è, elle restera au rez de chaussée et me dira au téléphone ce que je dois prendre. L’appartement est passé au peigne fin armoire après penderie et tiroir par tiroir pour récupérer le nombre idoine de chaussettes, partitions, produits de beauté etc... Le caractère inédit de l’opération lui donna un petit côté jubilatoire qui nous fit du bien. Retour au domicile familial, le coffre bourré de tout ce fourniment nécessaire à la vie. Nos estomacs affamés se jettent sur une plâtrée de gnocchis à la tomate cuisinés par Martine, avant de se jeter épuisés (surtout celui d’Inès) dans les bras de Morphée. Le lendemain 11h. Notre cantatrice émerge. Une nuit blanche dit-elle, chancelante. Les démons du doute, jusqu’alors absents du débat font leur entrée en scène. « Vais-je pouvoir rester 2 heures et demie en scène avec ma patte folle qui va pomper mon énergie ; dans un des rôles les plus difficiles du répertoire lyrique avec ses montagnes russes de vocalises dressées dans chaque recoin de la partition par ce retors de Rossini. Je peux tomber, me faire mal, faire tout rater. Jamais je ne m’en remettrais. Horresco referens. Et puis, adieu le clou du spectacle quand je monte, au sommet de ma gloire, sur la table d’honneur du mariage devant un public en pamoison pour chanter mon grand air du 2 è acte. Je suis tout juste bonne à claudiquer en regardant où je mets les pieds » Mais notre chanteuse est une combattante qui ne lâche rien. Elle chasse d’un revers de sa main valide la nuée de mauvais esprits : « A la niche, vous autres ! Ce spectacle, je le ferai ! J’appelle le régisseur, qui assure le déroulement pratique du spectacle. Il comprendra, mettra en place les raccords qui permettront d’ajuster la mise en scène compte tenu de mon état. » Le téléphone grésille, la discussion est ferme, la voix d’Inès blanchit. « Il ne veut pas, dit que c’est impossible, que la sécurité n’est pas assurée, C’est non ! ». Elle chancelle un moment mais remonte vite sur le ring, cherche à joindre le directeur général du théâtre, tombe sur une responsable, sympa, compatissante. « Il rappellera, promis ». L’attente commence entre Martine, Inès et moi. Les pour et les contre échangent leurs coups pour y voir plus clair. Dring ! dring ! « C’est toi qui décides Inès, je te fais confiance » tranche le patron. Inès a gagné mais tout reste à faire. Elle marche sur un fil, sait qu’une défaillance pourrait couter cher, à elle et à la troupe, à la réputation du théâtre. Elle assume sa décision et continuera à faire bonne figure sans défaillir. Nous faisons bloc derrière elle quoiqu’il arrive. Retour aux questions pratiques : la désormais mythique attelle 20 degrés d’angle est toujours aux abonnés absents mais un apothicaire astucieux accepte d’usiner une modèle de base pour dégager les degrés manquants. La voilà équipée d’un carcan en matériau technologique qui l’emprisonne de mi-cuisse à mi-mollet et lui donne des airs de joueuse de hockey sur glace.

A nous la Suisse où on avait prévu d’ aller de toute façon pour écouter Inès. Elle fait son nid à l’arrière de la voiture en calant sa jambe meurtrie sur des oreillers et les paquets du voyage, prend une pose de sultane et se plonge dans les Misérables. Cosette et Cenerentola (Cendrillon) sont après tout de lointaines cousines. Mais les démons du doute reprennent leur danse du ventre et l’empêchent de lire : la durée du spectacle qui prend des allures de marathon, les vocalises qui la harcèlent de leur bruit d’osselets. Elle résiste, abandonne Hugo, se laisse bercer par le doux spectacle des vallées du Morvan et s’endort.

Le jour suivant connaitra le calme des veillées d’armes. Les dés sont jetés. A rien ne sert de s’agiter. Martine et moi parlons d’autre chose, avec légèreté pour ne pas éveiller les vents mauvais. Le sort de la soirée est dans la main des dieux. Inès leur balise le terrain pour les mettre de son côté : rendez-vous avec le régisseur pour reprendre point par point la mise en scène, mise à contribution des autres artistes pour l'aider ou faire à sa place certaines choses, maquillage etc.

La salle est pleine. Le rideau se lève. Inès est déjà sur scène, derrière une grande table. Le directeur a annoncé sur un mode léger que Cenerentolla a fait une chute de vélo mais qu’elle a toute sa voix. Informer sans inquiéter et passez, muscade. Premier air pour notre chanteuse : la voix est un peu gommée, a besoin de se chauffer. Même les plus grands connaissent la chose. Inès avance une canne, risque un pas puis deux, glisse lentement sur la scène. Nos cœurs battent. Elle lève la tête, s’anime. Son chant prend du volume, de l’assurance. Elle passera, j’en suis sûr maintenant. Elle attaque les premières vocalises comme un cavalier les obstacles, égrène les notes en staccato avec brio, maitrise bien la virtuosité de l’exercice. Il n’affectera pas l’unité de son chant et le velouté de sa voix. Clorinda et Tisbe, qui rivalisent pour épouser le prince Don Ramiro pétaradent avec talent et tournent autour d’elle comme des damnées. Cenerentola et ses cannes pourra t’elle résister à cette tourmente. Au fil du spectacle il apparait que l’immobilité qui la contraint donne de l’épaisseur et de l’humanité à son personnage, et un avantage décisif dans cette ambiance de sabbat. Elle aura fait de son handicap un atout. Bravo l’artiste. A la fin de son dernier air, superbe, emportée par son bonheur de chanter et la certitude d’avoir gagné son pari, elle soulève légèrement une canne puis l’autre puis lève les deux dans un V de victoire, en offrande à un public aux anges.

Une séance de démaquillage plus tard, nous récupérons notre vaillante enfant devant l’entrée du théâtre, nimbée de l’aura si particulière de ceux qui ont, même pour quelques heures, habité l’Olympe. "Je suis épuisée" dit-elle. On le serait à moins. Nous nous éloignons en soutenant aux épaules notre héroïne d’un soir. Deux gaillards souriants, ardents admirateurs de la belle, accourent vers nous. Ils l’enlèvent à quatre bras toutes cannes dehors en direction du bistrot où les attend la troupe, et vers son destin d’artiste lyrique qu’elle taille de haute lutte. EB

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