LA QUESTION DES MIGRANTS: LE CAS ITALIEN
C’est aux premières lueurs de l’aube, début Octobre, que les Carabinieri notifient au maire de Riace, Domenico Lucano, l’ordre d’assignation à résidence signé par le Procureur de la République. Riace est un petit village à l’extrême sud de la péninsule italienne, en Calabre. Chef d’accusation : favoriser illégalement l’immigration et mauvaise gestion des fonds publics destinés à l’accueil des réfugiés.
C’est cet homme qui a inventé le « modèle Riace », une méthode de gestion de l’accueil des immigrants que le magazine Fortune avait largement plébiscité en introduisant en 2016 Domenico Lucano dans la liste des 50 leaders les plus influents au monde !
Mais en quoi consiste le « Methode Riace » ? : les immigrés ne sont pas hébergés dans des camps mais dans les maisons vides d’un bourg abandonné par la population jeune qui a émigré ailleurs. Le bourg renait ainsi comme un oasis de multiculturalisme. Les 35 euros versés à chaque réfugié sont transformés en « bourses de travail » utilisées par les coopératives nées de l’initiative conjointe de la population locale et la participation des immigrés. Ces bourses leur donnent la possibilité d’apprendre un métier, de créer ensuite un réseau de commerces, et de gagner un petit salaire. La méthode fonctionne à la satisfaction des migrants qui restent à Riace, et du village qui retrouve son souffle : d’un problème surgit la solution !. Mais cet argent qui met en mouvement l’économie locale arrive avec de plus en plus de retard et Domenico Lucano invente alors une « monnaie locale » avec des billets « de banque » qui représentent Ghandi ou Che Guevara et qui sont acceptés par les commerçants. C’est cependant un équilibre précaire. Arrive ensuite l’enquête du Procureur : compte-rendu imprécis, attribution de petits marchés publics selon une procédure accélérée, accusation de mariages « bidons » afin de permettre à plusieurs femmes d’acquérir la citoyenneté italienne. Il s’amuse de cet incident : le Ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini, chef de la Ligue, bien connu pour ses positions contre l’immigration et qui au cours d’un récent voyage en Calabre était venu visiter des centres d’accueil pour migrants, a refusé de se rendre à Riace (« j’irai quand il y aura un nouveau maire », s’était-il justifié). Domenic Luciano était resté confiné chez lui.
Le Maire de Viterbo, près de Rome, a annoncé vouloir tenter la même expérience ; le dimanche 7 Octobre plusieurs milliers de manifestants se sont rendus à Riace pour témoigner de leur solidarité avec le maire.
Un post publié récemment sur Facebook a eu beaucoup d’écho, présenté comme le texte d'un politicien du parti de La Ligue du Nord de la Vénétie. L'acteur/politicien s'adresse pendant quatre minutes aux méridionaux du Sud de l’Italie qui il y a 50 ans ont émigré vers le Nord d'Italie, en renouvelant tous les stéréotypes racistes au sujet de l'immigration Sud/Nord dans Italie des années '60. Le débat qui en est résulté a été très animé et a attiré sur le net pas moins de 2 millions de participants. La conclusion qu’on peut en tirer est que le rejet de ceux qui sont « différents » reste enraciné dans l’esprit de beaucoup comme si l’histoire ne leur avait rien appris : hier (années ’60) il revenait aux méridionaux d’Italie d’être discriminés, aujourd’hui c’est au tour des immigrés de couleur d’être ostracisés avec les mêmes argumentations méprisantes.
A Florence, en prévision de la journée de grève générale du 26 Octobre, les étudiants ont lancé une manifestation contre le racisme et publié une affiche contre le Ministre de l'Intérieur avec le titre "Salvini assassin", la photo du Ministre de l'Intérieur étant encerclée comme un cible à viser. Ce qui fait en réalité le jeu des extrémistes. Grande émotion également soulevée à Rome : le crime commis dans une banlieue populaire où deux jeunes ont drogué, violé et tué une jeune fille de 17 ans. Visite du Ministre de l'Intérieur, demandes pressantes d'une plus grande sécurité: les coupables seraient deux sénégalais en situation irrégulière. Ceci apporte du soutien à la stratégie de la peur conduite par les extrémistes de droite.
Dans ce climat de plus en plus malsain, restent cependant bien vives la présence historique des patronats issus des partis de gauche et la forte tradition de solidarité et d'accueil entretenue par l'Eglise Catholique italienne. Elle continue à se manifester au plus haut niveau face aux cas les plus graves : message du Pape François du 14 Janvier 2018 à l'occasion de la Journée mondiale des migrants et des Réfugiés, positions exprimées dans chaque paroisse. Elles rappellent les époques de l'émigration italienne, soulignent le respect de l'individu et la valeur de la vie humaine face au sort des malheureux embarqués sur bateaux perdus en mer. En Italie, les institutions religieuses ou de solidarité sociale accueillent de nombreux migrants dans leur centres; elles doivent cependant faire attention à ne pas apparaitre comme les protecteurs des immigrants illégaux.
Cette action de solidarité est en effet souvent âprement critiquée par les milieux populistes qui craignent un "métissage " (expression qui dérive du mot métis) de la population ou bien la concurrence des immigrés à bas salaires.
L'immigration a été l'un des sujets les plus discutés lors des élections législatives italiennes du printemps dernier, qui ont porté au pouvoir un gouvernement de coalition entre deux partis qui souhaitaient réduire les flux migratoires : le Mouvement 5 Etoiles, qualifié de populiste, et la Ligue (ancienne Ligue du Nord), parti d'extrême droite issu de l’alliance avec Sylvio Berlusconi (dont le parti « Forza Italia » est arrivé derrière la Ligue) et qui a promis d'expulser 100.000 migrants par an au cours de ses cinq années de mandat.
La question de l'immigration est depuis plusieurs années au cœur de la vie politique italienne, surtout depuis l'augmentation du nombre de clandestins qui accostent sur les côtes dans des embarcations de fortune. Ces flux migratoires venus notamment d'Afrique subsaharienne sont importants depuis la période des Printemps arabes, la Libye devenant après la chute de Kadhafi en 2011 le lieu de passage privilégié par les réseaux de passeurs. L’Italie de son côté voit se développer un phénomène croissant d’intolérance à « l’immigré de couleur », qui produirait un sentiment d’insécurité que ces partis aujourd’hui au gouvernement ont bien utilisé dans leur programme électoral. L'immigration illégale est par nature difficilement quantifiable.
En mai 2008, le Boston Globe estimait à 670.000 le nombre d'immigrés illégaux en Italie. Or, depuis cette date, les flux migratoires qui empruntent la Méditerranée ont fortement augmenté, la Libye devenant le lieu de transit privilégié par les réseaux de passeurs. De la fin des années 1990 à 2010, les flux de «migranti embarcati» étaient relativement stables, entre 20 et 30 000 chaque année. À partir de 2011, ils vont considérablement augmenter pour atteindre181.436 en 2016, chiffre le plus élevé jamais enregistré. On peut estimer à 700.000 les migrants débarqués sur les côtes italiennes depuis 2013, originaires pour la plupart d'Afrique sub-saharienne: Matteo Salvini accuse les Européens «d’avoir laissé l’Italie seule face à la crise migratoire». Il avait prévenu que les ports italiens seraient fermés aux navires des ONG européennes secourant les migrants au large de la Libye. Selon l'Institut italien des statistiques, les étrangers en situation régulière représentent 5 millions de personnes sur les 60,5 millions d'habitants en Italie, soit 8,3% ; ils travaillent dans le petit commerce, l'aide à domicile ou encore l'agriculture. Mais ceux qui posent problème au gouvernement italien sont ces quelque 700.000 personnes en situation irrégulière.
L’évolution des flux migratoires dépendra avant tout de la stabilisation de la Libye et de la solidité des accords conclus par Rome avec les autorités et les milices libyennes, qui ont permis de faire nettement baisser les arrivées depuis l'été 2017 : 13.808 migrants ont débarqué sur les côtes italiennes entre le 1er janvier et le 8 juin 2018, soit une baisse de plus de 84% par rapport à 2017. Et la politique d'expulsion des clandestins défendue par Matteo Salvini devra être précédée par des accords avec leurs pays d'origine. L’action en ce sens a conduit à une hausse de 12% des expulsions en 2017: selon le ministère de l'Intérieur, elles sont passées de 5.817 en 2016 à 6.514 en 2017. Selon le centre italien d'études sur l’immigration, les immigrés rapportent entre 2,1 et 2,8 milliards d'euros de plus qu'ils ne coûtent aux comptes publics.
Ce bilan contrasté et la diversité des réactions en Italie sur ce sujet sensible sont peu pris en compte dans les propos simplistes diffusés jour après jour dans les media.
Giorgio Monaco Sorge