LE LIEVRE DE PATAGONIE de CLAUDE LANZMANN
Le style, d’abord : la plume est puissante, compacte, à l’image de l’auteur ; lourde parfois avec une tendresse particulière pour les imparfaits du subjonctif. Elle fouaille le terreau de l’Histoire tel un soc de charrue. Un terreau noir, souvent gorgé de sang : celui des camps de la mort, des lieux de torture semés aux quatre coins de la planète. Le livre dresse un rempart contre l’oubli. En contre-point de cette vision noire du monde, une vie de voyages et de rencontres avec les grands de ce monde et les « people » du Saint-Germain-des Près de la grande époque, où l’auteur ne dissoudra pas sa forte destinée dans le strass et les paillettes. Sartre et Beauvoir l’accompagnent au fil des pages de son amitié pour l’un, de ses amours pour l’autre, personnages attachants qui ont tiré Lanzmann dans le sillage de leur notoriété. Mais celui-ci est d’abord un combattant, qui a forgé ses armes comme juif résistant au côté de son père, qui le sauve dans une escarmouche contre la gestapo, alors que tous deux ignoraient qu’ils étaient dans la même opération ! Episode fondateur de son identité : juif et français avec les déchirures d’une double appartenance sans complaisance en particulier pour Israël et ses frères juifs. Le thème de la judéité est le fil rouge du livre et sa partie la plus vibrante qui le conduit à l’extermination juive et à la réalisation de son film-fleuve : « Shoah », 12 ans de réalisation qui accouche d’une projection de 9 heures. Point d’orgue d’une vie et tentative surhumaine d’expurger le mal en introduisant la caméra au fond des fermes qui longeaient les camps, au centre des chambres à gaz, au cœur des condamnés qui attendaient nus, par moins 20 degrés, d’y être précipités. 12 ans de vie suspendue et de luttes acharnées contre le silence des bourreaux et des témoins et les obstacles dressés par les bureaucraties complices du génocide. Souhaitons à Lanzmann d’avoir trouvé son unité profonde et son salut dans le port de cette croix.
EB