LE PEUPLE DE L'OCEAN PAR EMMANUEL DESCLEVES
Le peuple polynésien fut sans doute le plus marin de toute l’Histoire de l’humanité. Le peuplement des iles du Pacifique débute environ 50000 ans avant notre ère avec des homo sapiens venant d’Afrique de l’est. Ceci est tardif par rapport aux autres continents. Les ancêtres des polynésiens au sens strict proviennent d’Indonésie et Borneo. Ils prennent pied sur ces iles environ 6000 ans avant Jésus Christ. Les difficultés s’accroissent au fur et à mesure de la progression vers l’est, la dispersion des iles étant de plus en plus forte. Un coup d’œil sur une carte du globe montre l’ampleur de la tâche même si elle se déroule sur une période très longue : découvrir un par un une poignée de confettis jetés sur un territoire immense – le tiers de la surface de la Terre – dans des espaces complètement vierges et inconnus. Comment les polynésiens arrivèrent-ils à se projeter vers ces objectifs inconnus ? Une série de hasards ? C’est peu vraisemblable selon les historiens car toutes les iles furent peuplées – quitte à retrouver ultérieurement l’état sauvage – et les navigateurs revenaient toujours à leur point de départ, ce que le seul hasard de la navigation-aller dans l’inconnu n’aurait permis. Cette performance collective s’explique par un savoir immense de la navigation et de ses règles qui s’accumula par tradition orale sur des milliers d’années. Les polynésiens naviguaient sans carte, boussole ou instrument de navigation. Ils utilisaient en les agrégeant leurs connaissances des astres, celle des vents, de la météo, des houles et courants, en les combinant à leur expérience de la vie de la mer : oiseaux, poissons, coraux etc.. « Les marins n’emmenaient rien avec eux. Ces données d’expérience étaient enregistrées dans leur mémoire puis corrélées en mer avec les observations in situ issues de tous leurs sens en éveil» écrit Emmanuel Desclèves.
La population polynésienne fut largement décimée par les européens en quelques décennies au 19 è siècle et leur culture maritime déjà méconnue fut vouée à une quasi-disparition. A l’aune de cette extraordinaire aventure humaine, l’histoire des « grandes découvertes » et de ses héros (Christophe Colomb, Vasco de Gama etc.) magnifiée dans nos livres d’Histoire trouve une place plus modeste. Cette période-là a prospéré dans notre mémoire collective grâce à l’omission de l’histoire polynésienne mais aussi de celle des aventures maritimes d’autres peuples marins : Les Phéniciens, via Gibraltar, avaient déjà découvert la côte brésilienne. Dès le début du 2è millénaire, les riverains de la Méditerranée avaient développé des routes maritimes vers la côte est de l’Afrique et l’Inde. Les vikings avaient fait souche sur la côte canadienne au 11è siècle. Les places au soleil sont distribuées de façon parcimonieuse et parfois inique : aux yeux de l’Histoire, celui qui découvre n’est pas toujours celui qui trouve mais celui qui revendique sa découverte.
La connaissance des mers, de la navigation était le principal élément de la culture et du mode de vie des polynésiens, qui vivaient sur l’eau. L’univers marin leur était enseigné de façon très rigoureuse dès leur plus jeune âge. Ils furent de grands navigateurs mais aussi de grands architectes navals. Ainsi, il y a trois mille ans, Ils inventèrent le catamaran, devenu aujourd’hui un des joyaux de la course au large. Cet immense savoir existe encore de nos jours de façon éparse et affadie sur cet immense continent marin. Il faut favoriser sa survivance et – rêvons - sa diffusion au-delà du Pacifique. Il fut victime de l’approche techniciste des européens qui remplacèrent le sens marin par les boussoles puis les GPS et les radars. Progrès ? Sans doute, selon nos critères. Mais comment garder le gout de la mer si on détruit ce sixième sens ? Au-delà de la cette approche intimiste, la culture polynésienne de la mer est en phase avec la sensibilité environnementale de notre société. L’auteur, à qui on doit un grand livre, conclut sur ce point : « A l’heure où notre sensibilité écologique nous pousse à mieux prendre en compte les interdépendances entre l’homme, la science et la nature, le modèle traditionnel polynésien devrait nous ouvrir des voies de réflexion tout à fait originales et fructueuses ».
Laissons à Alain Gerbault, le célèbre navigateur français, la touche finale : « ils sont les dignes descendants des dieux de la mer, à mes yeux les plus grands navigateurs de tous les temps » . EB