Flotte de commerce et ports français : affronter la mondialisation
par Edouard BERLET de l'Académie de Marine et Bernard CASSAGNOU, Capitaine au long cours et Docteur en Histoire
RETROSPECTIVE DE 1956 à 2016
L'histoire du transport maritime français pendant cette période est d’un intérêt majeur. En effet, cette industrie a été confrontée avant toute autre aux effets de la mondialisation des échanges et les défis qu'ont dû relever les différents acteurs: (personnel navigant, armateurs et État) sont encore d’actualité.
Le présent article distinguera quatre mutations: la modernisation, l'expansion, le déclin, puis le rajeunissement et l'avènement de grands groupes français.
De 1956 à 1961 : la modernisation de la flotte.
La reconstitution de la flotte, détruite aux deux tiers en 1944, est achevée depuis 1953. Dès 1950, la flotte française de paquebots transporte autant de passagers qu'en 1938. Leur nombre augmente régulièrement puis il décroît dans les transports intercontinentaux sous l'effet de la concurrence des vols long-courriers capables à cette date de franchir l'Atlantique et de transporter 50.000 passagers par an.
S'agissant du transport des marchandises, les armateurs participent au mouvement général de modernisation de l'industrie française. Ils profitent de la forte demande de transport maritime générée par la croissance exceptionnelle des échanges commerciaux issue elle-même d'une poussée de la production industrielle mondiale répondant à l'explosion démographique. Ils rétablissent leurs lignes traditionnelles, en particulier celles desservant les pays d'outremer de la zone franc. Ainsi, dès 1950, la Marine marchande participe aux échanges extérieurs de marchandises par mer au niveau de 1938 (41%) avant d'atteindre 65% en 1960.
Cependant, comme avant-guerre, l'armement français souffre d'un déséquilibre entre le volume des importations par mer et celui des exportations, déséquilibre accentué par l'accroissement du trafic pétrolier et la faiblesse du secteur des marchandises diverses. Pour ce secteur, et dans les échanges avec la zone franc, la position du pavillon français recule face à la concurrence à cause de l'effondrement des empires coloniaux qui entraîne entre 1952 et 1960 la disparition des pratiques de préférence commerciale établies depuis plus de 130 ans. En outre, alors qu'il constitue l'activité principale de beaucoup de nations maritimes, le trafic entre ports étrangers ne représente en 1961 que 10% du trafic total. Le pavillon français n'est pas assez tourné vers la conquête des marchés internationaux. L'explication donnée par les armateurs est que leurs navires ne peuvent efficacement et durablement soutenir la concurrence des navires étrangers à cause du surcoût d’exploitation dû aux dispositions législatives, réglementaires et fiscales propres au pavillon national. Des expertises d’État sont commandées en 1953 mais elles ne changeront rien. Ce n’est qu’en 1961, soit 8 ans plus tard, que le Premier ministre Michel Debré imposera sa conception d’une aide à l’armement naval.
De 1962 à 1978 : l'expansion .
Cette aide de faible montant a le mérite d’être le point de départ d’une politique maritime ambitieuse et cohérente, s'appuyant sur des plans à cinq ans, et suivie par les divers gouvernements qui se succèdent entre 1962 et 1979. Trois interventions agissent alors en synergie: Premièrement, prolongation des mesures fiscales incitant les groupes pétroliers à immatriculer leurs navires en France. Deuxièmement, recherche d'un prix de revient compétitif grâce à la modernisation de l'outil de production : construction en série des navires, augmentation de la taille et de la vitesse, automatisation, adaptation aux besoins de transport de plus en plus spécifiques et conteneurisation. Cette dernière pratique, adoptée en France en 1969 a durablement bouleversé les pratiques maritimes. Elle consiste à conditionner les marchandises dans des « boites » de dimension standard, ce qui réduit les ruptures de charge dans les ports et par là même de 90% le temps de manutention des marchandises. L'armateur peut prendre alors la responsabilité du transport de l'usine au port de chargement puis, après trajet maritime, du port de déchargement à l'entrepôt de l'acheteur. Pour lui, les avantages sont : accroissement de la vitesse de chargement, réduction de la place perdue dans les cales, sécurité renforcée contre les vols et les intempéries. Pour le chargeur : livraison porte à porte et acheminement plus rapide. Avec la conteneurisation, le transport maritime connaît une véritable révolution. Troisièmement, recherche de nouveaux marchés. Quatrièmement, dynamisation des méthodes : les armateurs s'efforcent d'associer leur personnel à toutes les initiatives qui concourent à faire du transport maritime une activité structurellement rentable, ce qui est une lourde tâche. Ainsi, le marin voit l’intérêt du métier renforcé par l’adoption en 1966 du principe de la carrière courte, principe qui permet en outre à l’armateur de toujours disposer d’équipages jeunes s’adaptant facilement à l’évolution des techniques. Inversement, il est pénalisé par la forte baisse du nombre des navigants (de 43.000 en 1961 à 25.000 en 1979) sous le triple effet de la diminution du nombre des navires et des équipages, de la nouvelle organisation du travail à bord née en 1968 de l’automatisation et de la mise en place de la polyvalence de qualification (pont-machine). Enfin, amélioration des structures par la constitution de groupements tant en France qu'à l'international.
Ces changements font passer en 1975 la flotte française au 9é rang mondial en tonnage, rang qu'elle conserve jusqu’en 1983 malgré les difficultés suivantes: importance croissante de la concurrence internationale provoquée par la prolifération des flottes. Les nouveaux partenaires des pays en voie de développement, entrent de plein pied dans la conteneurisation avec une augmentation du nombre de navires immatriculés sous pavillon économique. En second lieu, absence jusqu'en 1996 d’une politique maritime européenne. Enfin, faiblesses du commerce extérieur national : manque de fiabilité et de compétitivité des ports, insuffisances des lignes régulières et aide de l’État mal orientée vers l'adaptation indispensable des entreprises d'armement aux nouveaux enjeux du transport maritime international.
1979 à 1992 : le déclin .
C’est alors que les crises pétrolières de 1980 et 1986 créent la dépression la plus grave qu’aient connue les marchés maritimes depuis plus de 50 ans. La flotte française n'y échappe pas. Son recul est même plus marqué que celui de ses concurrentes européennes. Les agents en sont les suivants : - Le plan de 1975 qui devient fatal pour un bon nombre d’entreprises qui ont été incitées par l’État à emprunter pour investir dans des navires neufs. Le renversement de conjoncture provoque une baisse générale des besoins en transport maritime, donc une baisse des recettes, tandis que les taux d’intérêt réels s’élèvent, rendant insupportables les charges d’endettement ;
- la réduction des importations françaises de pétrole liée au choix du nucléaire pour la production d'énergie ;
- la diminution de la part du commerce extérieur utilisant la voie maritime et les ports français par rapport au commerce extérieur total ;
- le défaut d'anticipation des événements tant par l'armement français que par les pouvoirs publics. La crise du transport maritime n’était pas en effet le seul fait d’un excédent de navires en service. Elle était la conséquence d’une profonde modification du marché par l’accélération de la mondialisation des échanges commerciaux et par le déplacement des pôles de la croissance économique mondiale vers l’Asie du Sud-Est, le Pacifique et l’Amérique du Sud. De sorte qu’en 1985, les armateurs de ligne régulière décrochent ou tentent de consolider leur fonds de commerce. Ils manquent le virage vers l’internationalisation des marchés. Pendant ce temps, les entreprises étrangères, profitant d’une reprise du commerce maritime mondial, accroissent leurs parts de marché en développant en particulier les services « Tour du monde » qui drainent progressivement les trafics conteneurisables. L’Etat pour sa part ne voit plus l’intérêt de la marine marchande pour l’équilibre du commerce extérieur.
De 1993-2016 : rajeunissement et avènement de grands groupes français.
L’option zéro avait gagné les esprits : après des décennies de déclin, la disparition du pavillon français paraissait programmée. La profession a su faire front et s’adresser aux pouvoirs publics pour remettre sa compétitivité aux standards européens Une série de mesures furent adoptées: Exonération partielle des charges sociales patronales, régime fiscal des quirats d’incitation à l’investissement en 1996, remplacé en 1998 par le GIE fiscal, création du régime de la taxe au tonnage, qui est un impôt sur les sociétés calculé de façon forfaitaire selon le standard mondial. En 2004, le second registre RIF, permettant l’immatriculation de certains navires aux conditions de la concurrence consolida l’édifice.
Le choc psychologique fut rapide et permit dès 1995 le retour à la stabilisation de la flotte au faible rang de 28 è mondial. Les armateurs français procédèrent au rajeunissement de leur flotte devenue en quelques années une des plus jeunes au monde (8 ans de moyenne d’age), mais ils choisirent dans l’ensemble de se développer sous d’autres pavillons. Les plus belles réussites furent celles d’armements familiaux qui répondent bien aux exigences du transport maritime : décision rapide, capacité de prise de risque dans une perspective de long terme. LDA en est l’exemple le plus ancien. Dans ce contexte, signalons l’avènement durable de deux leaders mondiaux : CMA CGM, 3 è armateur de porte-conteneurs et BOURBON 1er mondial dans l’offshore maritime.
La catastrophe de l’ERIKA en 1999 favorisa une meilleure compréhension des enjeux maritimes par les responsables et l’opinion, ainsi que l’émergence de l’Europe maritime. Bruxelles en retrait dans notre domaine depuis de longues années fit adopter plusieurs paquets de mesures visant au renforcement de la sécurité qui ont inspiré l’OMI. L’adhésion à l’Union européenne de Chypre et Malte, grands pays maritimes, ont placé l’Europe au rang de 1 ère puissance maritime mondiale.
De 2012 à 2014, les conventions collectives furent modernisées puis émergèrent de nouveaux thèmes d’action : développement de la formation continue, lutte contre la piraterie et le terrorisme, protection de l’environnement. Des mesures de soutien furent adoptées en 2013 pour répondre à une baisse du nombre de navires en dessous de 200 unités sous pavillon français.
Sur cette période la flotte française se diversifia : croisière, navires de service : sismique marine, câble, éolien, accompagnant ainsi le développement des activités en mer. Néanmoins, la baisse du prix du baril en 2015 amena une crise durable du secteur des services, l’abandon de la flotte sismique et une crise profonde de l’offshore pétrolier.
ELEMENTS DE PROSPECTIVE
Evolution du PIB mondial et commerce maritime
De 1990 à 2015, les échanges internationaux ont connu une croissance deux fois et demi supérieure à celle du PIB mondial. Un effet multiplicateur qui a essentiellement bénéficié au transport maritime qui assure 80% du commerce mondial. Il a disparu à partir de 2011 et s’est inversé en 2015, le ratio hausse du Commerce international/PIB passant à 0,8. Cette évolution brutale résulte des phénomènes suivants : effet induit de la crise financière de 2008 sur la croissance mondiale, chute du taux de croissance chinois qui est passé de 10% en moyenne annuelle sur 10 ans à des taux de l’ordre de 7%. Cette baisse a été amplifiée par la réorientation d’une économie centrée sur l’export, très bénéfique pour le transport maritime, vers la satisfaction des besoins domestiques.
Cette inversion de tendance globale est-elle durable ? De nombreux économistes prévoient une stagnation de long terme « à la japonaise » sur fond de vieillissement de la population, d’endettement public pesant sur la croissance, et d’absence de vrais relais de croissance de long terme. Du côté chinois, le recentrage vers le marché intérieur s’inscrit sans doute dans la durée compte tenu des besoins.
L’ensemble de ces facteurs laisse présager un ralentissement durable de la croissance du commerce international. Celui-ci est par ailleurs menacé par les contestations croissantes de la mondialisation de l’économie, jugée source de délocalisation d’activités et de destruction d’emplois. Ces éléments joints aux contraintes environnementales (climat, pétrole) pourraient conduire à terme à rapprochement des lieux de production et de consommation et à une réduction de la part du transport maritime de longue distance.
La chute de la demande de transport maritime a provoqué de fortes baisses des frets dans le secteur du vrac et du porte conteneur sur fond de surcapacité de la flotte. Outre les mesures prises par les armateurs pour traiter ce problème (désarmement des navires, gel de capacité, ralentissement de la vitesse, etc..), la croissance du marché est un moyen aisé de résorber l’excès d’offre de transport. Ainsi celui qui est apparu après la crise de 2008 a été absorbé en 3 ans dans le secteur du porte-conteneurs grâce en grande partie à la reprise rapide d’activité. Les faibles perspectives de redressement à court terme prive les armateurs de cette facilité.
Restructuration d’envergure du secteur porte-conteneurs
Les armateurs anticipant le maintien de cette atonie des trafics sur la durée ont engagé une restructuration de grande ampleur, inédite depuis une vingtaine d’années. Elle s’est traduite récemment par le rachat du singapourien NOL par CMA, CGM, la fusion des deux géants chinois COSCO et China shipping, la faillite d’Hanjin. La fusion des 3 principaux armateurs japonais vient par ailleurs d’être annoncée. 3 grandes alliances ont en outre été nouées, entre les principaux armateurs mondiaux et couvrent plus de 80 % des grands marchés (Asie- Europe, Trans pacifique …). Il s’agit d’alliances non tarifaires portant sur la rationalisation des trafics (escales, échanges d’espace etc..) Ces fusions et regroupements permettront de créer des gains de productivité qui compenseront pour partie les effets de frets à taux bas.
2.3 La course à la taille des navires s’amplifie
Les principaux armateurs de porte-conteneurs poursuivent la mise sur le marché de navires de plus en plus grands amplifiant ainsi le phénomène de surcapacité. Celui-ci est toutefois corrigé et au-delà par les gains sur le cout du transport unitaire à la boite en raison des économies d’échelle. Ainsi le « slot cost » passe d’un indice 112 pour un PC de 11000 TEU à un indice 80 pour un 18000 TEU. Le chinois COSCO vient de commander des navires de 20000 boites. Jusqu’où ira-t-on ?. Cette course à la taille lancée il y a environ 20 ans a nécessairement ses limites. Des limites financières et commerciales tout d’abord : Le coefficient de remplissage d’un navire est un élément-clé de sa rentabilité. Or les variations de celui-ci sont d’autant plus sensibles que l’investissement est élevé. Limites portuaires : le nombre de ports dans le monde capables d’accueillir ces très grandes unités tend à diminuer,. Contraintes de sécurité en particulier dans les zones de navigation resserrées : A-t-on les moyens de remorquer un PC de 20000 boites pris dans une tempête en Manche ? Par ailleurs la valeur du fret sur un PC géant est de 1 milliard de dollars et plus auquel s’ajoute la valeur du navire, ce qui peut refroidir de plus en plus les assureurs. A long terme, des navires porte barges à conteneurs pourront desservir des ports en mouillant au large ou à partir de plateformes offshore. Changement de paradigme.
2.4. Vers de nouvelles routes maritimes
La fonte des glaces provoquée par le réchauffement climatique ouvre progressivement deux « routes du Nord », le long du littoral canadien et du grand nord sibérien. Ces routes sont déjà empruntées pour des trafics de vrac et de cabotage limités. Le gain en temps de navigation d’un porte-conteneurs serait de 25% sur le trafic Europe-Japon avec un passage au nord-est. Tant que le pack de glace n’aura pas disparu, les navires devront être équipés de coques renforcées, ce qui majore très fortement le coût des navires classiques. La menace persistante de la glace réduira la vitesse des navires et le gain de temps. Enfin ces routes font l’objet d’enjeux stratégiques et d’incertitudes juridiques sur le statut des zones traversées, sources de gros aléas pour les armateurs. Ces routes du Nord ne seront pas une alternative pérenne avant un certain temps..
Les cartes maritimes sont en revanche rebattues à court terme avec l’élargissement achevé du canal de Panama qui autorise le passage des grands navires (porte-conteneurs de 14000 TEUS par exemple au lieu de 6000 auparavant) qui va accroitre l’efficacité et la rentabilité des grands trafics et susciter une vague d’investissements d’accueils des navires à grand gabarit sur la côte est du continent américain (Etats-Unis, Brésil).
2.5. Protection de l’environnement
La mer n’était pas incluse dans les discussions de la COP 21 sur le réchauffement climatique. Les armateurs français avec l’appui de certains européens sont conscients de la nécessité de prendre leur part des efforts de réduction de CO2. Avec l’appui de leurs collègues nord-européens, les armateurs français ont demandé la définition d’engagements clairs par l’Organisation maritime internationale (OMI) qui a adopté en 2016 une la feuille de route pour une réduction effective des émissions. Ceci est la résultante de ces efforts.
Cet article a été publié au N° 500 de la revue TRANSPORTS (novembre- décembre 2016)